Quand le peuple se fait justice

par Mario Gendron dans Justice, Moralité | 11 commentaires

En 1871, un groupe de citoyens de Granby prend l’initiative d’exercer des représailles dignes du Far West à l’encontre d’un voyageur soupçonné d’indécence. Cet événement exceptionnel mobilise l’attention de la presse et du public et illustre toute la difficulté d’exercer la loi dans un village où les forces de l’ordre sont inexistantes, la création de la police municipale de Granby datant de mai 1880. Pour autant, les autorités judiciaires du district de Bedford n’entendent pas laisser la population se faire justice elle-même, comme cela se passe souvent dans l’Ouest américain, où les redresseurs de torts des régions sauvages jouissent d’une impunité totale.

Le palais de justice du district judiciaire de Bedford à Cowansville.

© Le palais de justice du district judiciaire de Bedford à Cowansville. (Fonds Paul-O Trépanier, 1954, SHHY)

John Mills est un correspondant du Globe de Saint-Jean, au Nouveau-Brunswick, qui parcourt le pays, s’arrêtant dans les villages pour faire des lectures à l’intention d’un public toujours en quête de divertissement. À Granby, qui compte près de 900 habitants en 1871, dont la moitié est anglophone, Mills prévoit se produire à l’hôtel de ville le vendredi 1er septembre au soir. Or, plus tôt cette journée-là, la rumeur se répand que le voyageur lecteur se serait rendu coupable de certaines familiarités avec des jeunes filles. Plus le jour avance, plus la rumeur grossit, si bien que le soir venu, une partie de la population se trouve dans un état d’excitation avancé. Une vingtaine d’hommes, menés par quelques notables, Samuel Butterworth, Alonzo Griggs, le docteur David Green et Samuel Vilas, décident alors de punir et de chasser l’indésirable de Granby. Les justiciers improvisés conviennent d’intervenir après que Mills ait débuté sa lecture, considérant sans doute que cela faciliterait sa capture; mais, conséquence de leur irruption bruyante dans le hall de l’hôtel de ville, l’homme réussit à s’échapper et à se réfugier dans une maison du bas du village, où on le rejoint et l’en expulse. En proie à la vindicte populaire, Mills est alors roué de coups, dénudé, enduit de goudron et de plumes, puis, malgré ses cris et ses supplications, exhibé dans la rue Principale.

Magasin Savage, Granby

© La magasin Savage vient d'être construit au moment où se déroulent les événements. (Fonds Ellis Savage, ca 1900 SHHY)

Le maire J.G. Cowie, alerté par le tumulte, décide courageusement d’intervenir en faveur de Mills, dont certains commencent à craindre qu’il ne soit mis à mort. Armé de la seule autorité que lui confèrent ses titres de maire et de juge de paix, usant de persuasion mais aussi de menaces, J.G. Cowie négocie sans relâche avec les ravisseurs jusqu’à ce qu’ils libèrent leur victime. L’émeute risquant de reprendre à tout moment, le maire prend alors l’initiative de verser 25 $ à Mills et de le faire accompagner à Saint-Pie dans les plus brefs délais. Aussitôt le calme revenu, plusieurs citoyens respectueux des lois, témoins silencieux de cette terrible affaire, réclament une sanction pour les comportements des émeutiers, n’hésitant pas à les comparer à ceux du Klu Klux Klan, la tristement célèbre organisation suprématiste blanche fondée en 1865 dans le sud des États-Unis.

Cellule du palais de justice-prison de Cowansville

© Cellule du palais de justice-prison de Cowansville. (Fonds La Voix de l'Est, photo Alain Dion, 1991, SHHY, )

Les quatre meneurs présumés du rapt sont arrêtés et emprisonnés à Sweetsburg (Cowansville), où leur procès a lieu moins de deux semaines après les événements. Ces derniers ayant plaidé coupables aux accusations qui pèsent contre eux, le juge Samuel Willard Foster peut rendre immédiatement son jugement. «En raison de votre inqualifiable et honteuse conduite, c’est tout le village de Granby qui est tombé en disgrâce», dit-il en préambule. Le juge rejette ensuite les arguments des accusés voulant que le maire Cowie ait agi de façon illégale, le félicitant plutôt d’être intervenu de manière énergique, sauvant ainsi non seulement la vie de John Mills, mais évitant peut-être, par le fait même, la pendaison aux accusés. Au passage, le juge Foster déplore que plusieurs notables de Granby, dont des ecclésiastiques, aient déposé une pétition à la Cour afin que les accusés soient exemptés de tout blâme, une démarche inutile d’ailleurs, ces derniers s’étant déclarés coupables.

Samuel Willard Foster

© Le juge Samuel Willard Foster. (Erastus G. Pierce, Men of Today in the Eastern Townships, Sherbrooke, p. 163)

Reprenant le fil des événements qui ont conduit à l’un des «crimes les plus disgracieux et dangereux connus», le juge s’attarde à souligner la cruauté des accusés, restés insensibles aux suppliques de Mills, et les condamne pour s’être autoproclamés policiers, juges et bourreaux, enlevant ainsi à leur victime le droit inaliénable d’être jugé devant les tribunaux, un droit «dont les prévenus eux-mêmes profitent aujourd’hui», ajoute le magistrat.

Mais comme il s’agit pour eux d’une première offense, le juge Foster considère comme excessif d’infliger aux quatre hommes la disgrâce de l’emprisonnement et les condamne plutôt à une amende d’un peu plus de 30 $ chacun, assortie d’une garantie de 1 500 $ de garder la paix pour un an, une somme considérable pour l’époque. La dernière recommandation du juge Foster est sans équivoque quant à la principale faute des condamnés : «Par-dessus tout, n’oubliez jamais que nul n’a le droit d’exercer lui-même justice». Quant au journaliste John Mills, aucune accusation ne sera jamais portée contre lui.

Mario Gendron

Vivre en prison au XIXe siècle, Chantal Lefebvre

Vivre en prison au XIXe siècle (suite), Chantal Lefebvre

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  1. R MONNIER

    Bonjour et merci pour ces petites capsules historiques…
    Je reviens à la charge…
    Compte tenu des nombreuses images de bâtiments que vous possédez, il me semble qu’un jour on pourrait avoir une rubrique
    «Architecture-Urbanisme» distincte, accessible à votre site.
    Merci
    Roberpierre Monnier, architecte, m.urbanisme

  2. Mario Gendron

    Monsieur Monnier,

    Voilà une excellente suggestion..que je m’empresse de transmettre à mes collègues Johanne et Richard.

    Merci de vos encouragements,

    Mario Gendron

  3. Roger Marcotte

    Encore une fois, un article très intéressant. Merci.

  4. Huguette Jodoin

    Article très intéressant. Merci beaucoup

  5. Roch Royer

    Mr. Mills a heureusement échappé au pilori… Merci Mr. Gendron pour cette article!

    Roch Royer

  6. Émile Roberge

    Article intéressant. Il renseigne bien sur le système de la justice du temps. Merci.

    Émile Roberge

  7. luc bernier

    Bien que j’aie apprécié cet épisode de nos chroniques policières, le juge Samuel Willard Foster (1827-1915) a piqué ma curiosité et j’ai fait quelques découvertes intéressantes concernant son père, Stephen Sewell Foster (1792-1868), et quelques-uns de ses frères, dont le plus influent fut, sans contredit, Asa Belknap Foster (1817-1877).

    Pour le moment, je réserve la première place au docteur Stephen Sewell Foster, né à Oakham, Massachusetts (1792).

    En 1815, la Vermont Medical Society lui reconnaissait le droit de pratiquer la médecine au Vermont. C’est à Windham (Vermont) qu’il pratiqua jusqu’en 1822.

    Il vint alors s’installer à Frost Village où il passa la plus grande partie de sa vie.

    En vue d’obtenir une reconnaissance officielle de la province de Québec, il étudia la médecine à Québec et obtint l’autorisation en 1830.

    Il suivit également des cours à la nouvelle faculté de médecine de McGill College et obtint des grades honorifiques des Universités d’Angleterre et d’Écosse.

    En 1847, il devenait l’un des administrateurs du Collège des médecins et chirurgiens du Bas-Canada (Québec).

    Il fut nommé médecin du bataillon du colonel John Jones en 1859.

    Quelques lignes de Mme Elizabeth Gibbs méritent d’être citées parce qu’elles résument le grand engagement du docteur Foster envers ses patients mais également les autres responsabilités qu’il assuma avec tant de générosité, compte tenu de sa pratique:

    Malgré ses nombreuses relations professionnelles, Foster se consacra avant tout à sa pratique privée. Sa bonté envers les patients, son courage inébranlable et l’énergie qu’il dépensait pour les atteindre, que ce fût en canot ou, à travers les forêts, à pied ou à cheval, travaillant nuit après nuit, firent de lui un héros populaire dans les Cantons de l’Est.
    Foster a été bien plus que le médecin de sa région. Il fut juge de paix et commissaire des petites causes dans le comté de Shefford, de même que fondateur, administrateur et défenseur actif de la Frost Village Academy. Congrégationaliste au Vermont, il devint un partisan enthousiaste de l’Église d’Angleterre, et les évêques Charles James Stewart* et George Jehoshaphat Mountain comptaient parmi ses amis.
    Sa position de chef de file dans son milieu et l’appui qu’il accorda au chef du parti conservateur local, Paul Holland KNOWLTON, l’entraînèrent temporairement dans la politique. Il fut défait aux élections générales de 1834 dans le comté de Shefford. Lorsqu’en 1841 Knowlton fut nommé au Conseil législatif, Foster le remplaça sans peine comme député de Shefford à l’Assemblée, faisant campagne comme candidat unioniste contre Alphonso Wells ; en 1844, il battit le réformiste John Easton Mills. À l’Assemblée, il participait rarement aux débats et, aux élections de 1847–1848, ayant dû concéder la victoire au réformiste Lewis Thomas Drummond*, il retourna avec joie à la pratique médicale.

    http://www.biographi.ca/009004-119.01-f.php?&id_nbr=4431&&PHPSESSID=ychzfqkvzape

    Je m’en voudrais enfin de ne pas souligner le fait qu’il a eu 13 enfants dont 12 vivants (5 filles et 7 fils).

    Il arrivait donc que des familles anglophones rivalisent avec nos grandes familles canadiennes-françaises.

    En 1857, il déménageait à Knowlton, où il allait continuer la pratique de la médecine.

    Il est mort en 1868, respecté de tous et considéré comme l’un des pionniers du développement des Cantons de l’Est.

    Je vous reviendrai avec d’autres commentaires concernant d’abord le juge Samuel Willard Foster et ensuite son illustre frère Asa Belknap, grand constructeur de chemins de fer.

    Luc Bernier

  8. Denise Forand

    Tout ça c’est bien beau, mais est-ce qu’il a quelqu’un qui a pensé à ses victimes.
    Le traumatiste qu’elles ont subi, tout ça a été ignoré. Le respect des victimes n’existait donc pas.

  9. Mario Gendron

    Mme Forand,

    Je comprends votre point de vue et je m’étonne moi aussi que l’affaire n’ait pas donné lieu à des accusations contre Mills. J’en suis venu à la conclusion que ces accusations nétaient peut-être que des rumeurs, n’étaient pas fondées.

    Merci de vos commentaires

    Mario Gendron

  10. Luc Bernier

    Suite au commentaire no 8, je viens de découvrir qu’un parent probable du Dr Stephen Sewell Foster, le Dr J.A. Sewell, était hautement apprécié à Québec:

    Ies Annales de l’Hôtel-Dieu racontent les grands et les petits
    événements de la vie de la Cmniunauté et de l’Hôpital. Le 2 octobre
    1883, on y trouve la nécrologie du docteur James Sewell: « Nous avons
    appris avec une profonde douleur la unrt du Dr James Sewell, doyen
    de la Faculté de Médecine de l’Université Laval. Il était âgé de 73
    ans, et depuis 47 ans, il donnait à nos malades de l’hôpital les soins
    de sa profession. Chacune des religieuses estimait cet excellent docteur,
    le considérait cornne son père; et lui, de son côté, nous appelait toutes
    ses enfants -il aimait à nous donner ce titre en présence des étrangers
    qu’il rencontrait à l’hôpital. Un jour qu’il parlait ainsi dans l’intimité,
    une jeune hospitalière lui réplique: « N’est-il pas pénible, pour des
    religieuses, de savoir que leur père est protestant? … Et le vieux
    médecin de sourire, sans dire mot.. . ». Le docteur Sewell était protestant
    et franc-maçon, ce qui pourtant ne gênait en aucune façon les religieuses.
    Elles essayaient toujours de convertir les médecins protestants de
    la maison à la « vraie religion », mais sans succès.

    Marcel Guay
    Les médecins dans un monde clérical:
    L’Hôtel-Dieu de Québec au XlXe siècle
    Copie remaniée d’un travail présenté au Collège royal des médecins
    et chirurgiens, le 15 septembre 1982.

    Il semble bien que les Sewell maîtrisaient suffisamment le français pour s’occuper de leur clientèle francophone à Québec et dans les Cantons de l’Est.

  11. Pierre Potvin

    Merci M. Gendron,comme on dit: ce soir je me coucherai moin …….. 🙂
    Bonne journée

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