La Voix de l’Est : 85 ans d’information

par Jean-François Gazaille dans Média | Pas de commentaire

Au début des années 1960, La Voix de l’Est peut compter sur les services d’un bataillon de camelots pour assurer la livraison du journal. (© Société d’histoire de la Haute-Yamaska, coll. Claire Guimot, P234)

C’est le 20 juin 1935 que paraissait le premier numéro de La Voix de l’Est. Jean-François Gazaille, lui-même ancien journaliste au quotidien et membre du conseil d’administration de la SHHY, retrace ici les grandes étapes d’un journal devenu essentiel à la vie démocratique régionale.

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Il ne fallait pas manquer d’audace pour lancer un journal en 1935, au beau milieu de la Grande Dépression. La crise cognait encore dur. Cette année-là, plus d’un millier de chômeurs partis de Colombie-Britannique avaient tenté en vain de se rendre à Ottawa pour faire entendre leurs doléances. Les Maroons de Montréal avaient gagné leur dernière coupe Stanley avant de déclarer faillite. Les malheurs de l’époque n’interdisaient cependant pas le rêve. N’est-ce pas cette même année que Parker Brothers commercialisait un jeu de société qui ferait sa fortune, le Monopoly ?

Il est vrai que la presse écrite avait encore la cote. Les journaux étaient encore, pour la plupart, des machines à imprimer de l’argent : la radio, qui n’avait pas encore 15 ans, avait à peine grugé le marché publicitaire ; la télévision était une vague technologie expérimentale et nul n’avait la moindre idée de ce que pourrait être un ordinateur !

Trois hebdomadaires desservaient déjà la région : le Journal de Waterloo (1882-1956), le Leader-Mail (1896-1977), une feuille de langue anglaise, et La Revue, un journal de langue française fondé en 1930. Rebaptisée La Nouvelle Revue en 1961, la publication fusionnera avec Le Régional au début des années 1990, mais disparaîtra fin 1994.

Or ces trois titres affichaient des idées plutôt conservatrices. Les voix libérales peinaient à se faire entendre dans la région. Un groupe d’hommes d’affaires francophone se réunit donc le 20 mai 1935 et convient de créer un organe de presse voué aux intérêts de la région et à son développement socio-économique.

Le bandeau de La Voix de l’Est, tel qu’il apparaissait lors de la première édition du journal, le 20 juin 1935.

La première Une, celle du 20 juin 1935, résume bien l’époque : l’actualité met de l’avant des hommes actifs dans le monde des affaires et en politique, tel l’incontournable Horace Boivin, l’un des administrateurs-fondateurs de L’Imprimerie rapide.

La Voix de l’Est sortira tous les mercredis des presses de L’Imprimerie rapide, la société propriétaire du nouveau journal. Il s’agit d’un in-folio de 16 à 32 pages sur cinq colonnes vendu 5 cents le numéro. Le coût de l’abonnement annuel s’élève à 1,50$. Le tirage atteint les 2000 exemplaires dès 1936.

Lorsque La Voix de l’Est devient un quotidien, en décembre 1945, l’arrière de la bâtisse est modifié pour y loger les ateliers d’imprimerie et de distribution. (© Société d’histoire de la Haute-Yamaska, fonds Jean-Paul Matton, P042)

Le 6 décembre 1945, le rythme de publication s’accélère : La Voix de l’Est devient un quotidien. Les orientations restent les mêmes, mais le contenu est livré dans un nouveau format : les lecteurs auront désormais droit à un grand in-folio de 8 à 16 pages sur 8 colonnes. Dès 1953, ils y trouveront chaque samedi un supplément, Le Magazine de La Voix de l’Est. Il sera remplacé par Hebdo-Revue entre 1955 et 1959, puis par Perspectives pendant une vingtaine d’années. Ces deux publications, produites à l’externe, étaient encartées dans plusieurs quotidiens et hebdos du Québec. De 3 500 exemplaires à ses débuts, le tirage moyen du nouveau quotidien grimpera à près de 12 000 copies en 1970. La publicité représente alors 53% du contenu.

L’atelier d’impression de La Voix de l’Est, au début des années 1960. (© Société d’histoire de la Haute-Yamaska, fonds Jean-Paul Matton, P042)

La Voix de l’Est Limitée — c’est le nouveau nom de la société propriétaire et éditrice à compter de 1945 — est désormais une grosse entreprise qui compte quelque 75 employés et affiche un chiffre d’affaires annuel d’un demi-million de dollars. Elle possède des bureaux à Cowansville, Farnham, Waterloo et Acton Vale. En 1959, elle achète la station radiophonique CHEF AM, puis se porte acquéreur, en 1963, de L’Écho des Monts, un hebdo publié à Saint-Bruno. Les presses de La Voix de l’Est Limitée impriment également des dizaines de publications : revues associatives, journaux d’information, etc. En 1985, l’entreprise lance Le Plus, un hebdo communautaire.

  • Acquise au début des années 1960, cette presse rotative offset est l’une des plus modernes.

La fin des années 1960 annonce ce que redoutaient bien des journalistes depuis belle lurette : les débuts de la concentration de la presse. La Voix de l’Est Limitée passe dans le giron des Journaux Trans-Canada. Cette filiale de Power Corporation, la société de portefeuille du richissime Paul Desmarais, possède également La Presse, Le Nouvelliste de Trois-Rivières et La Tribune de Montréal. Les rotatives de La Voix de l’Est cesseront de tourner en 1977 ; ses pages seront désormais imprimées par La Tribune. Le journal passera aussi au format tabloïd en 1982. Power Corporation parachèvera son œuvre en acquérant en 2000 trois autres quotidiens régionaux, soit Le Soleil de Québec, Le Droit d’Ottawa-Gatineau et Le Quotidien de Saguenay. Tous ces titres seront rapidement regroupés derrière la vitrine du site cyberpresse.ca.

C’est en 1982 que La Voix de l’Est passe au format tabloïd. Pour l’occasion, Horace Boivin, l’un des fondateurs du journal, est photographié avec le nouveau quotidien entre les mains. À remarquer, l’image en jeu de miroir. (© Société d’histoire de la Haute-Yamaska, fonds La Voix de l’Est, P050)

Au fil de ces années, La Voix de l’Est n’a pourtant jamais dérogé au rôle que ses fondateurs lui avaient attribué, rappelle Valère Audy, dans un éditorial paru le 20 juin 2002 à l’occasion du 65e anniversaire du journal:

« Ainsi, La Voix de l’Est a été des démarches menées pour la construction de l’autoroute des Cantons de l’Est et de ses voies d’accès, l’ouverture de cours de justice et la construction d’un centre administratif provincial à Granby, l’établissement d’un Cégep à Granby, l’agrandissement de l’hôpital. Elle a aussi soutenu les démarches visant à doter Granby d’une salle de spectacles, à amener les gouvernements et les entreprises à investir dans le Zoo, à attirer ici les Jeux du Québec, etc.

Si le journal a endossé autant de projets, d’oeuvres et de promoteurs, il s’est par ailleurs aussi fait critique dans d’autres dossiers: l’approvisionnement en eau potable à Granby, le développement du centre-ville à Cowansville, l’administration de Bromont, la rémunération des élus à Granby, le développement du secteur Terry-Fox à Granby, etc. En plus de servir, à maintes reprises, de tribune aux adversaires ou critiques des hommes de pouvoir.»

Quinze ans plus tard, Power Corporation veut alléger son portefeuille et ne conserver que La Presse, appelée à être publiée exclusivement sur tablette électronique. Du jour au lendemain, Martin Cauchon, un ex-politicien fédéral sans aucune expérience de l’édition, mais qui a le mérite d’être un vieil ami de la famille Desmarais, devient propriétaire de six quotidiens régionaux.

Rassemblés dès mars 2015 au sein du nouveau Groupe Capitales Médias, La Voix de l’Est et les autres journaux tentent de trouver la recette magique qui leur permettra de survivre au pillage des revenus publicitaires par les géants Google et Facebook. Or la situation ne cesse de se détériorer, de sorte que le gouvernement du Québec consent, en 2017, à avancer un prêt de 10 millions pour assurer le redressement de GCM. Mais c’est trop peu, trop tard. Le 19 août 2019, GCM entreprend des procédures de mise en faillite, ce qui oblige Québec à accorder une aide temporaire de 5 millions$ pour maintenir le groupe en vie, le temps de trouver un repreneur. Après un automne en montagnes russes, GCM annonce le 23 décembre la vente des six quotidiens à la Coopérative nationale de l’information indépendante (CN2i) pour la somme symbolique de un dollar. La CN2i pourra compter sur un financement de 21 millions de dollars, dont 3 millions récoltés par les six coopératives de solidarité dans leurs marchés respectifs.

Le plan de relance de la CN2i ne fait pas que des heureux : les retraités des anciens journaux de GCM s’y opposent, puisqu’ils perdront de 25 à 30 % de leurs revenus en raison d’un déficit actuariel de leur régime de retraite.

La CN2i prévoyait aussi l’abandon éventuel des éditions papier en semaine. La pandémie de COVID-19 a accéléré le passage à cette étape, explique la rédactrice en chef de La Voix de l’Est, Isabelle Gaboriault. «La pratique avait été adoptée temporairement fin mars, mais elle restera en place pour de bon.» Seule l’édition papier du samedi restera et une nouvelle formule d’abonnement numérique sera instaurée à l’automne. «Et, à la demande générale, nous reprendrons la publication du Plus

Le taux de pénétration de La Voix de l’Est dans la région a toujours été très élevé. Dans les années 1960, l’école Christ-Roi de Granby fait lire le quotidien en classe. (© Société d’histoire de la Haute-Yamaska, fonds La Voix de l’Est, P050)

Fait à noter, le fort taux de pénétration de La Voix de l’Est ne s’est jamais démenti. Jadis, on le calculait en établissant le pourcentage de foyers lisant un journal payant ; aujourd’hui, il s’agit plutôt du pourcentage de la population régionale qui lit La Voix de l’Est sur l’une ou l’autre des plateformes (tablette, ordinateur, téléphone). «La Voix de l’Est s’est toujours distinguée des autres quotidiens du Québec à ce chapitre et c’est toujours le cas», assure Mme Gaboriault.

Le lent mais irréversible déclin de la presse écrite, une tendance observée depuis l’après-guerre, s’est confirmé pendant les deux dernières décennies du 20e siècle. Alors que le taux de pénétration de l’ensemble des quotidiens de langue française au Québec se chiffrait à environ 65% en 1950, il glissait sous la barre des 50% en 1980, puis frôlait les 30% en 2005. Or, durant toutes ces années, La Voix de l’Est a résisté à ce courant. Ainsi, en 2006, son taux de pénétration était de 82% dans la seule Haute-Yamaska et de 77% pour l’ensemble des territoires desservis.

La façade de l’immeuble de La Voix de l’Est, en 1965. Situé au 138, rue Principale, à Granby, l’édifice loge alors les services de l’administration, de la publicité, du tirage, de l’information et les ateliers d’imprimerie du journal, mais aussi les studios du poste de radio CHEF, propriété du quotidien depuis 1959. (© Société d’histoire de la Haute-Yamaska, fonds Jean-Paul Matton, P042)

La dernière année a été fertile en bouleversement pour les artisans de La Voix de l’Est. Après avoir été sis au 76 rue Dufferin pendant presque 30 ans, les bureaux ont regagné le centre-ville. Entre 1950 et 1989, le journal et la station CHEF-AM ont en effet occupé un édifice situé au 136 rue Principale. Les nouveaux locaux se trouvent à deux pas de là, au 158 rue Principale.

La Société d’histoire de la Haute-Yamaska a discrètement participé à ce déménagement : le printemps dernier, nous avons pris possession de l’ensemble des archives du quotidien. Les nouveaux locaux, en effet, étaient trop exigus pour entasser tout ce matériel. Et trop étroits aussi pour accueillir plus que quelques employés de l’administration. La salle de rédaction traditionnelle n’existe plus : toute l’équipe fait du télétravail !

Dans les années 1960, les emplois occupés par les femmes sont concentrés dans l’administration et la production du journal. Ici, le département de l’expédition, presque exclusivement féminin. (© Société d’histoire de la Haute-Yamaska, fonds La Voix de l’Est, P050)

Il n’y a plus qu’une vingtaine de reporters et photographes. Mais la parité est bien établie. «Je crois même qu’il y a plus de femmes que d’hommes», dit Mme Gaboriault. Entrée en poste ce printemps, celle-ci est d’ailleurs l’une des rares femmes à occuper les fonctions de rédactrice en chef dans un quotidien québécois (il y a en a aussi une au Devoir et une autre au Soleil). «Emportée dans le tourbillon de la relance, je n’ai pas pris conscience sur le coup que ma nomination était une première. Je n’en reviens juste pas qu’aucune femme n’ait occupé ce poste avant !»

Et dire qu’en janvier 1935, cinq mois avant l’impression du premier numéro de La Voix de l’Est, un député libéral provincial avait déposé un projet de loi destiné à interdire aux femmes l’accès au marché du travail… Les temps ont bien changé !

Jean-François Gazaille

© Société d’histoire de la Haute-Yamaska, juin 2020

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