Les réfugiés hongrois de Granby : entre espoir et désillusion

par Mario Gendron dans Association | 2 commentaires

À leur arrivée au Québec, les réfugiés hongrois sont démunis, ayant tout laissé derrière eux. (Nationaal Archief, fotocollectie Anefo, 908-1418)

En 1957, plusieurs années avant que Granby accueille nombre de  réfugiés vietnamiens et syriens, la ville ouvrait déjà les bras aux expatriés hongrois qui fuyaient la répression du régime soviétique. Leur faute? Avoir rêvé d’instaurer une société plus démocratique dans leur pays. Une fois leur espoir de changement anéanti dans le sang, les insurgés se sont trouvés confrontés à un double choix : l’emprisonnement ou l’exil. C’est dans ce contexte que le Canada a offert l’hospitalité à 37 500 Hongrois; de ce nombre, 9 000 sont venus au Québec et une poignée a choisi Granby comme terre d’asile.

Le 4 novembre 1956, les chars d’assaut soviétiques entrent à Budapest, capitale de la Hongrie, afin d’y réprimer les velléités de démocratisation exprimées par une importante partie de la population. En l’espace de quelques jours, la soldatesque moscovite tue 3 000 personnes, en blesse 15 000 autres et en emprisonne 25 000. Ces événements, qui se déroulent en pleine Guerre froide, scandalisent les pays du monde libre qui se mobilisent d’urgence afin d’accueillir les expatriés de ce petit pays de huit millions d’habitants.

Le 4 novembre 1956, les chars d’assaut soviétiques entrent à Budapest, capitale de la Hongrie, afin d’y réprimer les velléités de démocratisation exprimées par une importante partie de la population. (Fortepan — ID 24787 | Donateur: Nagy Gyula)

Si, au Québec, Montréal reste le principal point de chute des réfugiés hongrois, qui en reçoit entre 6 000 et 7 000, plusieurs petites villes désirent aussi contribuer à cet effort humanitaire. Le Québec se révèle d’autant plus accueillant envers ces réfugiés que 70 % de la population hongroise est de confession catholique.

Au début de décembre 1956, c’est le Jeune commerce, anciennement connu sous l’appellation de Chambre de commerce des jeunes, qui prend l’initiative de sensibiliser les Granbyens à la cause des réfugiés hongrois. D’abord en faisant chanter une messe de requiem « à l’intention des milliers de Hongrois tombés depuis un mois sur le champ de bataille en voulant défier le bolchévisme moscovite »; ensuite en organisant un souper à l’hôtel Windsor, au cours duquel Thomas Tôth, un avocat de Granby d’origine hongroise établi dans la ville depuis cinq ans, prendra la parole. À cette occasion, Me Tôth affirme que les événements qui se produisent dans son pays ne constituent pas une révolution « mais un soulèvement massif de tout un peuple contre la police secrète » à la solde du Kremlin. Quant au maire Horace Boivin, présent à cette rencontre, il s’empresse d’indiquer que Granby « ouvre large ses portes aux affligés de la rébellion ».

L’Action catholique, 31 décembre 1956, p. 15

En réponse aux appels pressants de l’évêché de Saint-Hyacinthe, les Chevaliers de Colomb de Granby (Conseil 1093) décident, à leur tour, de s’impliquer dans la cause hongroise et proposent la formation d’un comité voué à l’accueil des réfugiés. L’Association des manufacturiers de Granby approuve aussitôt l’initiative et convoque ses membres à une assemblée spéciale afin de déterminer les besoins en main-d’œuvre des entreprises de la ville. Les intervenants des deux associations soulignent la nécessité d’obtenir des locaux gratuits pour loger les Hongrois et sollicitent la contribution des marchands de la rue Principale.  Afin de se conformer aux codes moraux de l’époque, on indique qu’une attention particulière sera portée à l’encadrement des jeunes filles, si plusieurs d’entre elles devaient s’installer à Granby.

Le 21 décembre 1956, la première famille de réfugiés hongrois arrive à Granby, accueillie en grande pompe à la gare par le maire Boivin, Mgr Dubuc, Armand Russell, député provincial de Shefford, et plusieurs dignitaires. Les nouveaux arrivants, M. Joseph Karsa et son épouse, de Budapest, seront domiciliés temporairement chez le docteur Daniel Girard; imitant son confrère, docteur Marc Tardif hébergera le deuxième couple de réfugiés.

La croisade de sensibilisation des Chevaliers de Colomb à la cause des expatriés hongrois reçoit un accueil favorable et, fin janvier 1957, une trentaine de présidents et présidentes d’associations granbyennes, catholiques et protestantes, participe à une assemblée « aux fins d’organiser un Comité d’accueil aux réfugiés hongrois pour la ville de Granby ».  À la suite de cette réunion de formation, 14 associations restent directement impliquées dans le mouvement d’accueil humanitaire; parmi les plus connues, outre les Chevaliers de Colomb, on trouve les clubs Richelieu, Kiwanis et Lions, les deux chambres de commerce, la Légion canadienne, la Croix-Rouge et l’Association des manufacturiers.  Cette dernière est bientôt en mesure d’annoncer qu’après enquête auprès de ses membres, 14 emplois « pour spécialistes » sont disponibles dans les industries locales, ce qui, pense-t-on, devrait faire taire la rumeur selon laquelle les réfugiés hongrois enlèvent du travail aux gens de Granby.

La réunion du 3 mars du Comité des réfugiés hongrois de Granby a pour objectif la formation de sept comités à vocation particulière visant à couvrir les besoins immédiats des nouveaux arrivants. En plus du comité de bienvenue, où siège le maire Horace Boivin, on crée les comités de logement, d’alimentation, de vêtements, d’enseignement et des finances.  « Les comités, peut-on lire dans le procès-verbal de la réunion, seront appelés d’ici peu de temps à s’occuper des familles qui arrivent à Granby ». Enthousiaste, Jeremiah Duhamel, président du Comité des réfugiés et propriétaire du marché public, offre de fournir sur une base hebdomadaire les fruits, les légumes et les viandes à une famille hongroise.

Or au milieu du mois de mai, seulement sept familles hongroises sont installées à Granby et, à la fin de juin, la situation est toujours  inchangée. À la même date, à titre de comparaison, Saint-Hyacinthe a reçu environ 25 familles et Drummondville, une soixantaine. La question mérite donc d’être posée : pourquoi si peu de réfugiés hongrois ont-ils choisi de s’installer à Granby? Pourquoi l’enthousiasme et les espoirs des débuts n’ont-ils pas donné de résultats plus importants ?

Le Hongrois Tóth Tamás (1925-1999) arrive à Granby en 1950. Il est accueilli par l’avocat Doris Robert, qui se fait un devoir de veiller à son intégration dans sa ville d’accueil. (Photographie fournie par François Tôth)

S’il est impossible d’obtenir une réponse définitive à la question du désintérêt des réfugiés hongrois envers Granby, quelques causes peuvent être avancées. En premier lieu, les salaires versés à Granby sont parmi les plus bas au Québec. En deuxième lieu, il y a peu d’emplois qualifiés disponibles dans les entreprises de Granby, dont les grandes usines sont vieillissantes et en perte de vitesse, qu’il s’agisse de l’Imperial Tobacco, de la Miner Rubber ou de l’Elastic Web. Finalement — et c’est sans doute la principale raison —, on note un désengagement progressif des associations granbyennes envers la cause des réfugiés; tenue le 17 mai 1957, une assemblée du Comité des réfugiés hongrois confirme  d’ailleurs cette désaffection.

Convoquée dans le seul but de résoudre les problèmes monétaires auxquels le Comité est confronté, l’assemblée du 17 mai révèle que, malgré leurs sollicitations incessantes, les dirigeants n’ont reçu qu’une souscription du Jeune commerce de Granby, « plus le montant qu’a rapporté la vente d’une couverture de carriole, donnée par M. Lesieur ». Dans ces circonstances, peut-on lire dans le procès-verbal, « le Comité ne peut continuer de faire des dépenses en rapport avec l’installation des réfugiés, sans auparavant avoir trouvé quelqu’argent [sic] ». À compter de ce moment, la question des réfugiés hongrois disparaît de l’actualité et, selon toute vraisemblance, les sept familles précitées sont les seules à s’établir à Granby.

Or à défaut d’avoir reçu un grand nombre de réfugiés, ceux qui s’installent à Granby semblent satisfaits de leur ville d’adoption, où ils occupent de bons emplois. Comme le souligne La Revue de Granby : « Les émigrés hongrois sont heureux chez nous ». C’est peut-être là l’essentiel.

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  1. Mario Lachance

    L’histoire se répète aujourd’hui avec l’Ukraine et toujours en conflit avec la Russie

  2. François Tôth

    Mon père, réfugié hongrois, m’avait raconté l’entrée des Russes à Budapest en 1945 et les combats pour la prise de la capitale. Les bombardements aériens et l’artillerie, les familles dans les caves, les rues éventrées, les civils qui descendent dans les cratères de bombes pour recueillir un peu d’eau boueuse, des femmes qui écorchent des chevaux morts pour avoir un peu de viande. Et les femmes qu’il fallait cacher pour les sauver des Russes qui violaient tout ce qui portait un jupon ou un voile. Avec la guerre en Ukraine, les images et les témoignages de ces pauvres gens, j’ai saisi toute l’horreur de la guerre et la chance que nous avons de vivre dans un pays libre, démocratique et en paix que nous tenons pour acquis.

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