La femme la plus forte du monde

par Johanne Rochon dans Culture, Femme, Sport | 11 commentaires

Marie-Louise Sirois-Cloutier, 1867-1920. Source: — Édouard-Zotique Massicotte, Athlètes canadiens-français. Recueil des exploits de force, d’endurance, d’agilité, des athlètes et des sportsmen de notre race, depuis le XVIIIe siècle, Montréal, Librairie Beauchemin, 1909, p. 209.

Alors que le film Louis Cyr : l’homme le plus fort du monde nous ramène à une époque où les tours de force exerçaient une véritable fascination sur les gens, il est à propos de souligner le destin exceptionnel de l’équivalent féminin du héros national, Marie-Louise Sirois-Cloutier, « La femme la plus forte du monde », dont on trouve la sépulture au cimetière catholique de Roxton Pond.

Marie-Louise Sirois est née en 1867 à La Pocatière, mais elle quitte l’endroit à douze ans lorsque sa famille, comme tant d’autres au Québec, émigre en Nouvelle-Angleterre.  C’est là qu’elle rencontre et épouse Henri Cloutier, de Roxton Pond, un autre homme fort du temps; quatre enfants naîtront de ce mariage, Dora, Doria, Asa et Arthur. C’est d’ailleurs le fils de Dora Cloutier qui, au début des années 1980, nous a fourni les photos et plusieurs renseignements concernant sa grand-mère.

La force prodigieuse de Marie-Louise Cloutier se révèle précocement. Vers dix-sept ans, par exemple, elle ébahit son entourage en soulevant deux ou trois fois de suite un baril de 243 livres à la hauteur d’un comptoir. Mais c’est à Salem, au Massachusetts, au gymnase de son mari, qu’elle se fait vraiment remarquer pour la première fois. Parmi les exploits qui construisent sa renommée de femme forte, on rapporte qu’un soir, un groupe d’amateurs s’esquinte à lever un plateau contenant 400 livres d’haltères, mais sans y parvenir. Témoin de la scène, Marie-Louise Cloutier ridiculise leurs efforts et, conséquemment, est mise au défi de s’exécuter. L’exploit réalisé, on « l’applaudit à outrance », rapporte l’historien Édouard-Zotique Massicotte. Le lendemain, elle ajoute 75 livres à la même charge et réussit tout aussi facilement à la soulever. À partir de ce moment, sa vie va prendre une nouvelle direction.

Henri Cloutier

Au tournant du XXe siècle, on ne compte plus les femmes et les hommes forts qui tentent de gagner les faveurs du public en effectuant des performances physiques et sportives. Parmi les femmes les plus connues, on trouve Zucca qui, elle aussi, s’attribue le titre de femme la plus forte du monde, Juez Palmer, Mlle Arinotis et Flokie Lablanche. En novembre 1899, cette dernière affronte d’ailleurs Marie-Louise Cloutier dans un duel qui se tient au parc Sohmer, à Montréal.

Marie-Louise Cloutier a vingt-cinq ans lorsqu’elle rejoint les rangs des athlètes professionnels. D’une grandeur de 5 pieds 10 ½ pouces et d’un poids de 185 livres, la femme impressionne. Aussi devient-elle rapidement une des attractions du cirque que dirige l’un des hommes forts de cette époque, Hector Décarie, avec qui elle se produit dans les villes et les villages du Québec et de la Nouvelle-Angleterre. Ses exploits font parfois la manchette et sa réputation grandit. Détail intéressant, deux des filles du couple Cloutier, Dora et Doria, sont aussi pourvues d’une puissance physique exceptionnelle et, occasionnellement, elles accompagnent leur mère dans ses tournées, exécutant même quelques tours de force en public.

© Marie-Louise Cloutier, ses deux filles Dora et Doria, leurs conjoints et Henri Cloutier. (Coll. Léo Cloutier, Société d’histoire de la Haute-Yamaska)

Si les records établis par les femmes et les hommes forts de l’époque sont souvent sujets à caution, ceux de Marie-Louise Cloutier, nous dit encore l’historien Massicotte, sont incontestables et incontestés, la femme invitant même les spectateurs, à chacune de ses représentations, à soulever ses charges pour en évaluer la pesanteur. Parmi la liste des records enregistrés par Marie-Louise Cloutier, on trouve :

Source: — Édouard-Zotique Massicotte, Athlètes canadiens-français. Recueil des exploits de force, d’endurance, d’agilité, des athlètes et des sportsmen de notre race, depuis le XVIIIe siècle, Montréal, Librairie Beauchemin, 1909, p. 212.

  1. Soulevé de terre, d’une main, 510 livres;
  2. Soulevé de terre des deux mains, à la Kennedy, 922 à 1 000 livres;
  3. Soulevé de terre, à la Jefferson, 1 225 livres;
  4. Lever simultanément des deux mains à la hauteur des genoux, à droite, 200 livres, à gauche, 250 livres;
  5. Jeté à droite ou à gauche, 125 livres;
  6. Étant debout sur une table, soulever, au moyen de courroies fixées à la ceinture, une plate-forme chargée de 1 800 livres;
  7. Soulever un poids au moyen de courroies fixées autour du cou, 800 livres;
  8. Jeté des deux mains en haltères séparés, à droite, 54 livres, à gauche, 54 livres, pour un total de 108 livres;
  9. Jeté des deux mains, en barres à sphères, 175 livres;
  10. Soulever avec le dos une plate-forme chargée de 2 225 à 2 500 livres;
  11. À la volée, d’une main, 145 livres;
  12. Jeté des deux bras, 14 fois successivement, 160 livres;
  13. Charger sur l’épaule, avec l’aide des genoux, un baril de ciment de 150 livres;
  14. Retenir deux chevaux de 1 400 livres à la manière de Louis Cyr;
  15. Dévissé à droite, 235 livres.

De plus, pour s’amuser, elle ouvrait et refermait un fer à cheval comme s’il s’agissait d’une épingle à couche et réduisait une chaîne à vache en morceaux.

Source : — Édouard-Zotique Massicotte, Athlètes canadiens-français. Recueil des exploits de force, d’endurance, d’agilité, des athlètes et des sportsmen de notre race, depuis le XVIIIe siècle, Montréal, Librairie Beauchemin, 1909, p. 213.

Plusieurs hommes, convaincus de leur supériorité physique, n’hésitent pas à lancer des défis à celle qui se réclame du titre de la femme la plus forte du monde. Mais c’est lors d’une compétition contre un haltérophile de Québec, au début du XXe siècle, que Marie-Louise Cloutier a pu mettre fin aux suspicions concernant l’exceptionnalité de sa force, tous genres confondus. Dans un article de La Presse paru la veille de l’événement, on peut lire : « Madame Cloutier, qui réclame le titre de champion du monde, a signé un contrat pour se mesurer demain soir dans un concours de tours de force avec un nègre[1] du nom de Brown Shay, connu comme étant le seul homme capable de jouer avec les poids du fameux Rousseau. » Le compte rendu du concours, présenté comme « Spécial à La Presse », débute en décrivant l’arrivée des deux concurrents sur la scène du Grand Café National, à Québec, ce qui « donne lieu à de longs applaudissements ». Mme Cloutier est la première à s’exécuter, soulevant de terre d’une seule main un poids de 455 livres. Shay tente de répéter l’exploit, s’y reprend par trois fois, mais voit son effort s’arrêter à 420 livres, donnant ainsi une priorité de 35 livres à la femme forte. Après que cette dernière ait soulevé avec les deux mains, à la manière de Jefferson, une « pesanteur morte » de 865 livres et, d’une seule main, avec une poignée, un haltère de 270 livres à la hauteur des genoux, Brown Shay n’a d’autre choix que de concéder la victoire.  « Mme Cloutier a réellement émerveillé l’assistance par sa force prodigieuse », indique le journaliste de La Presse, ajoutant cependant que si le concours a été un succès, « le résultat a fort surpris les spectateurs qui étaient pour la plupart partisans du nègre ». Respectueuse de son adversaire, Marie-Louise Cloutier souligna que Shay était l’homme le plus fort avec qui elle avait eu à se mesurer au cours de ses nombreux voyages et exhibitions.

La femme la plus forte du monde a donné des exhibitions et a participé à des concours jusque tard dans sa vie. Ainsi, en 1917, alors qu’elle est âgée de cinquante ans, elle participe aux événements entourant l’inauguration du monument de George-Étienne Cartier, à Montréal, en exécutant, accompagnée de l’homme fort Arthur Dandurand, des tours de force dans un kiosque spécialement aménagé à cette fin.

© Marie-Louise Sirois-Cloutier portait toujours le titre de la femme la plus forte du monde à son décès. (Photo Johanne Rochon, SHHY)

Bien que Marie-Louise Cloutier ne soit pas née dans la Haute-Yamaska, elle connaissait bien la région, son mari, Henri Cloutier, ayant toujours gardé contact avec sa famille de Roxton Pond. C’est d’ailleurs dans le cimetière catholique du village qu’on retrouve la pierre tombale de cette femme hors du commun. On peut y lire, gravé : « Mde H. Cloutier, La femme la plus forte du monde, 1867-1920 ».

Johanne Rochon

© Société d’histoire de la Haute-Yamaska


[1] À cette époque, l’utilisation du mot nègre pour désigner une personne de race noire est usuelle dans les journaux et la littérature en général; pour autant, elle n’est pas dénuée d’intention péjorative.

Sources :

  • Édouard-Zotique Massicotte, Athlètes canadiens-français. Recueil des exploits de force, d’endurance, d’agilité, des athlètes et des sportsmen de notre race, depuis le XVIIIe siècle, Montréal, Librairie Beauchemin, 1909, p. 209-215.
  • Journal de Waterloo, 15 mars 1900.
  • André de la Chevrotière, « La femme la plus forte du monde », La Tribune, 28 août 1959.
  • La Presse, env. 1900-1902.
  • André de la Chevrotière, « Lady Hercules. Woman’s displays of strength ranked with best among men », The Montreal Star, env. août 1959.
  • Yvan Lamonde et Raymond Montpetit, Le parc Sohmer de Montréal : 1889-1919, un lieu populaire de culture urbaine, Québec, Institut québécois de recherche sur la culture, 1986, p.167-168.

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  1. luc bernier

    Étant le père de trois filles et de deux petites-filles, je me réjouis que vous attiriez l’attention sur le pendant féminin de Louis Cyr.

    Ce dernier est d’ailleurs mentionné dans l’article de Christian Rioux, Devoir d’aujourd’hui (26 juillet 2013). Je ne manquerai pas d’attirer son attention sur les lignes que vous consacrez à Marie-Louise Sirois.

    Je suis persuadé que les pierres tombales du cimetière de Roxton Pond nous révéleront encore bien des faits dignes de mention.

    Votre texte montre bien les relations ayant existé entre les Franco-Américains et les Canadiens-français du Québec.

    La note sur le mot « nègre » arrive à point.

    Bravo pour cet excellent article.

    Luc Bernier

  2. Lorne Huston

    J’ai adoré lire cet article qui fait le lien entre moments d’actualité et l’histoire de la région.
    Au moment où l’on parle de Farnham et le MMA, ferez-vous un petit texte sur le rôle de cette ville dans l’histoire des chemins de fer de la région?
    Merci et au plaisir.
    Lorne Huston

  3. rachel garon

    Votre article est très intéressant. Je ne connaissais pas cette femme de chez nous. Le film sur LOuis Cyr a remis sur la sellette ces personnages qui ont marqué notre histoire du Québec.
    Merci et félicitations pour votre beau travail.

  4. André Bousquet

    J’ai vu un type de bonne  » carrure « soulever un moteur électrique de 267 livres, en passant son majeur droit dans l’anneau sur le moteur, s’appuyant le coude sur le rebord de sa hanche. Le moteur était sur l’établi du département. Je ne suis pas le seul à avoir vu l’exploit. Un de mes oncles prenait son enclume de cent livres de terre d’une main par la  » corne « et la posait sur son établi.

  5. Luc

    J’aimerais bien que vous parliez d’une femme super forte qui s’appelait Carole Héon…Son père Hercule Héon Merci

  6. Bernard

    Est-ce qu’on connait le nom des parents de M-Louise Sirois ?

  7. Gaston Labrecque

    Je ne savais pas que les femmes Sirois était ausssi forte que cela!

  8. Roland Bellavance

    Je ne savais pas que cette femme était aussi forte

  9. René Dionne

    Est-Ce que vous savez la cause de la mort de Mme Sirois?

    Et aussi,est-ce qu’elle avait une alimentation spéciale?

    Merci

    P/s J’ai vraiment aimé cette article.

  10. Johanne Rochon

    Bonjour M. Dionne,
    Malheureusement, je n’ai pas de réponse à vos questions.
    Merci de votre bon commentaire !

  11. Jean-roch loignon

    Bernard Voici le nom des parents de Marie sirois.le père:Prudent Sirois(1836_1907) la mère Arthémise Lévesques(1846-1904).

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